Jean-Marie Drot

OTAGES

 

 

N’allez pas chercher dans les gros volumes rouges de l’Histoire de l’Art le nom de Philippe Planchet, peintre : vous ne l’y trouverez pas…

En ce mois de mars 1985, c’est la première « sortie »qu’il tente hors de France ; loin de sa rue de Charonne, animée encore du chant des derniers artisans de Paris, hantée toujours par les fantômes sanglants des ultimes défenseurs de la Commune.

Pourtant, nous sommes quelques-uns à croire que Philippe Planchet est un de très bons artistes de sa génération ; et je suis, personnellement, sûr que les visiteurs de la rue Sina n’oublieront pas de si tôt la suite hallucinante de ses « visages-apparitions ».

« Cette fragilité de l’être que je veux montrer », m’écrivait-il un jour, reprenant ainsi, le sachant ou non, un des thèmes majeurs d’Alberto Giacometti, qui, lui, souvent me disait : « Je m’étonne toujours que les hommes aient la force de se tenir debout ! ».

De toile en toile, bataillant, balafrant la face de ses personnages de cicatrices rouges, fixant comme une craie rageuse la trace presque effacée d’un passant anonyme -un homme, son frère -, Philippe Planchet réussit, avec une énergie peu commune, à sortir la créature de son gangue de terre, à lui insuffler la vie dans un bouche-à-bouche pathétique, puis, chaque fois, nôtre peintre découvre la blessure, la fêlure, la faille imperceptible par où, sournoisement, s’écoule, goutte à goutte, tout le sang de la bête.

Les œuvres de Philippe Planchet font irrésistiblement penser à une série de portraits de condamnés à mort, d’accidentés du travail, de malmenés par le sort ; on les devine le dos au mur, otages livrés aux fusils !mais peut-être n’est-ce là que prétexte, environnement d’un théâtre muet et pourtant plein de cris, pour pousser plus avant une peinture authentiquement actuelle, loin des futiles bricolages avec brins de ficelle et fond de poubelle, dont, il y a peu encore, raffolaient les conservateurs de nos musées ?

Le dessins de Philippe Planchet est furieux, coup de fouet reçu directement sur la rétine.

Tout autour, souvent, la nuit : la nuit primordiale, celle qui supprime le costume, la date, l’histoire, ne gardant que le tragique, dont tous le grecs savent que la couleur est noir ; un noir d’encre si puissant qu’il peut même endeuiller le soleil.

Sur cette glace sans tain, la main de Philippe Planchet – escrimeur qui préfère, pour son combat, le sabre à l’épée – trace à traits précis, hachures autant que lignes, les apparences d’un visage sur espace nocturne. Regardant le tableau, on songe qu’il en fut ainsi, au vendredi, du coté de Jérusalem, lorsque la Sainte Face du Christ fut captée – première image photographique peut-être -  par le geste de pitié d’une certaine Véronique…Mais, différence fondamentale, à coté des personnages pantelants de Philippe Planchet, il n’y a personne ; ou plutôt, il n’y a que lui, premier témoin du désastre existentiel, lui, peintre et voyeur de sa peinture ; complice de cette venue au monde » ; lui, chancelant aussitôt sous le poids de la peur de ces êtres jetés dans la trop vive lumière, sans défense.

Vulnérabilité.

Nudité.

Dépouillement total du fœtus, dont, d’un coup, on vient de trancher le cordon ombilical.

Solitude.

Angoisse suscitée par la toute première seconde qui sonne au cadran cruel de notre naissance ; ce premier grain du temps, entraînant derrière lui l’avalanche des mois et des années qui, implacablement, vont nous conduire vers la décrépitude, puis vers la mort.

C’est très exactement ce balancement, cette hésitation du créateur entre l’impérieuse giclée de vie et l’immédiate perception de la sentence fatale, qu’avec les moyens les plus aigus de la peinture, Philippe Planchet nous propose, ou, plus encore, nous impose.

Accablé par son pouvoir démiurgique, impuissant pourtant à suspendre ces ravages qu’il voit, lui, mieux que personne ; Philippe Planchet nous transmet, par contagion, ce virus métaphysique ; mais, pour lui, pour Philippe Planchet, ce sera toujours un rouge qui triomphe des noirs.

 

Texte de Jean-Marie Drot, mars 1985

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